
Le rachat de BFMTV et RMC par CMA CGM : concentration monopolistique, empire médiatique, proximité avec le pouvoir politique
L’annonce récente, le vendredi 15 mars 2024, de la signature d’un accord CMA CGM et Patrick Drahi pour le rachat d’Altice Media, a marqué l’actualité économique en France. Ce rachat se place dans le contexte de concurrence entre les monopoles et de constitution d’empires médiatiques, dans la continuité d’une concentration toujours plus forte des capitaux entre les mains d’une poignée de propriétaires.
CMA CGM : troisième leader mondial du transport maritime
De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque CMA CGM ? Armateur de porte-conteneurs français, CMA CGM (Compagnie maritime d’affrètement – Compagnie générale maritime) est dirigé par Rodolphe Saadé, fils de Jacques Saadé qui a fondé la compagnie en 1978 à Marseille après avoir fui les nationalisations du Parti Baas syrien puis la guerre civile du Liban. Actuellement, le groupe CMA CGM occupe la troisième place des compagnies maritimes privées dans le monde, totalisant environ 56 milliards $ de revenus en 2023, et possédant une flotte de 599 navires qui passent par plus de 160 pays et 420 ports dans le monde.
Le cas de CMA CGM est assez révélateur des aspects de concentration des capitaux et de leur extension organique dans différents secteurs économiques. En effet, nous pouvons le voir avec le fait que Rodolphe Saadé est membre du conseil d’administration d’Air France-KLM depuis 2022, et qu’il a opéré le rachat de Bolloré Logistics pour 4,8 milliards € en février 2024, ce qui renforce le groupe dans le secteur du transport. CMA CGM possède des filiales dans le fret aérien et en 2023, il devient partenaire officiel des Jeux Olympiques de Paris 2024. De plus, sa filiale Ceva Logistics, une entreprise de logistique basée à Marseille, est devenue le partenaire logistique officiel des Jeux Olympiques. De quoi accroître le chiffre d’affaires. Nous pouvons enfin évoquer la présence de CMA CGM dans le secteur de l’immobilier, dont le pôle du groupe est dirigé par son frère Jacques Junior.
CMA CGM est un véritable empire maritime privé. D’un chiffre d’affaires de 74,5 milliards $ en 2022, le monopole possède des filiales sur les 5 continents, et possède une implantation en Asie du Sud-Est et en Afrique qui sont des régions dynamiques et de plus en plus convoitées par les monopoles. Il faut aussi voir que le groupe fonctionne comme un véritable empire, avec son népotisme « à l’ancienne », typique des grands industriels du XIXe siècle : évoqué plus haut, le frère de Rodolphe Saadé dirige le pôle immobilier, tandis que son épouse Véronique Albertini-Saadé est nommée présidente de WhyNot Média, le groupe média de CMA CGM (remplaçant la sœur Tanya Saadé qui occupait auparavant cette responsabilité).
L’empire médiatique de CMA CGM
Concernant la présence du groupe dans la sphère médiatique en France, CMA CGM possède déjà le journal La Tribune, ainsi que les quotidiens régionaux La Provence et Corse Matin. Le groupe a aussi des participations dans le groupe audiovisuel M6 et dans Brut, le média vidéo en ligne. Le rachat d’Altice Media, la maison mère de BFM et de RMC, par Whynot Media (le groupe média de CMA CGM), marque une nouvelle étape dans la constitution d’un empire médiatique pour le monopole du transport maritime. L’accord prévoit un rachat à hauteur de 1,55 milliard € pour cet été, alors que le groupe de Patrick Drahi connaît des soupçons de corruption mais aussi des dettes qui s’accumulent.
Qui dit rachat, dit question du maintien des emplois, que les bourgeois nomment cyniquement « sauvegarde de l’emploi ». On voit que cette question débouche très souvent sur des licenciements, expliqués par une restructuration de la production capitaliste et d’économies réalisées dans le cadre de l’accumulation de profits. Malgré les tentatives de Rodolphe Saadé de rassurer les employés de BFM et de RMC mais aussi des médias qu’il possède actuellement, la crainte de ces restructurations est légitime dans la mesure où il y aurait un doublon médiatique et d’audience entre BFM Marseille et le journal La Provence, ou encore entre BFM Business et La Tribune. De plus, il convient de souligner la question de la maîtrise des contenus pour les plus petits médias au sein de l’empire médiatique, face aux autres, plus importants en terme d’audience.
La formation d’un tel empire médiatique n’est pas anodin d’un point de vue du contexte et de la structure même de l’impérialisme contemporain. D’abord, c’est la concurrence avec CNews : filiale de Vivendi (le groupe de Vincent Bolloré), la chaîne connaît une audience croissante et se place devant LCI et en deuxième position derrière BFMTV qui est en perte de vitesse. L’actualité nationale (Crépol) et internationale (Palestine) a permis à CNews de rattraper temporairement sa rivale, enchaînant quatre jours d’affilée un record d’audience à la fin novembre 2023. WhyNot Media, en rachetant BFM et RMC, semble vouloir consolider ses positions dans la sphère médiatique face au rival Bolloré. À ce titre, depuis le 8 octobre 2023, le journal La Tribune a relancé ses impressions papier, en lançant l’édition de « La Tribune Dimanche », afin de concurrencer le Journal Du Dimanche, actuellement propriété de Bolloré via le groupe Lagardère. On notera que La Tribune Dimanche est dirigé par Bruno Jeudy, ancien rédacteur en chef de Paris-Match, propriété de Bolloré, et renvoyé par ce dernier en 2022.
La proximité avec le pouvoir politique
La constitution d’empires médiatiques engendre une restriction de la pluralité de l’information. Cette idée de pluralité est au départ conditionnée par l’idéologie bourgeoise, avec les principes de liberté de la presse et de liberté d’expression défendus par la bourgeoisie française depuis les Lumières et la Révolution française. Au XVIIIe siècle, il s’agissait de critiquer l’absolutisme royal qui exerçait une censure de plus en plus inefficace face au développement des presses clandestines. La Révolution française inscrit dans ses textes les libertés individuelles, qui sont en réalité les libertés de la bourgeoisie à imprimer sa presse et à jouir de la propriété d’entreprise. Ces libertés vont accompagner le développement industriel capitaliste du XIXe siècle avec ses péripéties politiques qui ont secoué l’opinion publique française. Avec l’affirmation de l’impérialisme, on voit aujourd’hui que ces principes sont utilisés par les monopoles pour légitimer leur place dans la sphère médiatique et dans la concurrence capitaliste. Mais ces principes sont aussitôt niés et entrent en contradiction avec la concentration monopolistique des capitaux et de la propriété des médias, tendance générale de l’impérialisme. Et cela même quand les impérialistes prétendent défendre publiquement la pluralité de l’information, au nom de la « démocratie » notamment.
Les médias représentent un enjeu crucial pour la bourgeoisie. D’un point de vue économique d’abord, avec la concentration des capitaux : ici CMA CGM est au départ une entreprise de transport maritime par conteneurs, qui étend son capital à plusieurs domaines dans le but d’accentuer son accumulation de capital. D’un point de vue idéologique ensuite : les médias sont le moyen de prédilection pour dire le monde et pour diffuser l’idéologie de la classe dominante, afin de protéger ses propres entreprises monopolistiques ou soutenir ses champions politiques préférés.
Mais qu’en est-il d’un empire médiatique qui bénéficie d’une proximité avec le pouvoir politique ? Les médias ont récemment révélé que Rodolphe Saadé est proche d’Emmanuel Macron. Cinquième fortune de France et qui s’est enrichi durant le Covid avec la hausse des prix du transport maritime (sa fortune étant passée de 6 milliards € en 2021 à 36 milliards en 2022, soit une hausse de 600% !), le patron du groupe CMA CGM semble se placer dans l’accompagnement du pouvoir lorsqu’il place Bruno Jeudy à la tête de La Tribune Dimanche. Ce dernier est en effet un défenseur du libéralisme économique et a défendu la réforme de la SNCF menée par le gouvernement Macron en 2018. L’Observatoire du journalisme, quant à lui, qualifie Jeudy de « peu hostile à Emmanuel Macron ». Il faut à ce titre rappeler que le groupe CMA CGM, qui a réalisé 42 milliards € de bénéfices en 2 ans, n’a payé que 2 % d’impôts grâce à l’État français. La proximité de l’empire médiatique avec le pouvoir politique démontre une nouvelle fois que l’État français est un État au service des monopoles capitalistes. À voir à l’avenir comment cet accompagnement s’opère pour orienter l’opinion publique, dans un contexte de casse sociale et de tensions internationales croissantes.